Pourquoi les Togolais sont-ils restés indifférents à la hausse des prix des produits pétroliers ? La question avait été posée aux responsables de la Dynamique Mgr Kpodzro (DMK), lors de leur conférence de presse mercredi passé ; et tout aussi surpris par l’indifférence des Togolais et leur inaction suite à la hausse des prix des produits pétroliers à la pompe, ils ont néanmoins tenu à « avertir » le régime de cette attitude qui, à leurs yeux, n’est pas rassurante et ne doit pas être prise pour une résignation, « avant que le pire n’arrive ». L’activiste de l’opposition et de la société civile Fovi Katakou, lui, croisé à une autre occasion, a expliqué cette indifférence aux allures de résignation de la population, à travers une approche sociologique par le discours tenu, les coups bas, dans un entretien à nous accordé sur la question. Lisez ci-dessous.
Manque de réaction des Togolais suite à la hausse des prix des produits pétroliers
« Cette attitude de la population, ça peut être expliqué. En analysant la communication sur le champ politique, l’opinion publique par rapport à ce qu’il pense de la politique, du changement, ce n’est pas étonnant de voir cette inaction (…) Là où l’endormissement de la population a commencé, c’est quand on a sorti l’affaire de 30 millions FCFA qu’on a donné aux 14 partis politiques (de la C14, Ndlr) pour dire qu’ils sont corrompus. Un peuple qui prend cette affaire et en fait une vérité d’évangile, un problème, et des leaders d’opinion ont contribué à ça (…), il va de soi que les gens ne réagissent pas.
Du 20 décembre 2018 à aujourd’hui, la communication politique de l’opinion publique a nourri les facteurs psychologiques qui entretiennent la résignation, par exemples : « Mawou lawôè » (Dieu fera), « Manô tônyé via dziko » (Je vais me contenter du peu, de moi), « Agbébada nyon woukou » (Une mauvaise vie vaut mieux que la mort), les leaders sont corrompus, les Togolais ont trop donné, les morts inutiles, les arrêtés inutilement…Tous ces discours rassemblés ne donnent pas le courage aux citoyens de se lever pour leurs droits socioéconomiques parce que les gens se disent : en me levant maintenant, on va m’arrêter, on va me tuer, et quand on me tue, c’est fini, ce sont d’autres qui vont en bénéficier. Et au même moment, on vient sur les médias et les réseaux sociaux et dit : les gens vous demandent de sortir, mais aujourd’hui sont devenus députés, maires, et ce sont eux qui prennent de l’argent. Tous ces discours n’encouragent pas les citoyens à se lever pour leurs droits socioéconomiques.
Il y a aussi un problème de paresse au niveau des nouvelles personnes qui veulent émerger sur le champ politique. On pense qu’il faut dénigrer, détruire l’autre en se basant sur des discours de forme inférieure. Normalement dans une dictature, il faut connaitre la communication et le schéma du dictateur : qu’est-ce qu’il pense des leaders d’opposition ou bien des responsables pro-démocratie ? Quel est l’objectif du dictateur ? C’est par rapport à ça qu’un combattant de la démocratie et de la liberté construit son discours. Et l’objectif des discours devrait être de déconstruire les schémas psychologiques qui rendent résignés au moment de redonner la force, le moral au peuple de prendre son destin en mains. Dans une lutte de libération, quand vous n’avez pas les armes, votre arme, ce sont les mots. Comment renforcer la détermination du peuple. Comment redonner force aux cellules de résistance ?
Quand on voit la lutte du 19 août 2017 jusqu’aujourd’hui, les éléments catalyseurs d’actions étaient au niveau des partis politiques. On en a eu au niveau du PNP (Parti national panafricain de Tikpi Atchadam, Ndlr) et de l’ANC (Alliance nationale pour le changement de Jean-Pierre Fabre). Pour le PNP, le système lui-même s’en est chargé par des arrestations en poussant le leader à l’exil et en intimidant les gens, etc. Ce qui a fait que le PNP n’a plus cette force-là de mobilisation, de provoquer des choses. Pour l’ANC, le système, indirectement, nous a poussés à les démoraliser, démobiliser, par la diabolisation, la propagande qu’on a fait à leur encontre. Or nous n’avons pas encore les éléments catalyseurs citoyens dans la masse. Au même moment qu’on s’acharne sur les partis politiques, au niveau des citoyens, on ne fait rien. Tous ceux qui s’acharnent contre les partis politiques, ils ne peuvent pas vous dire aujourd’hui qu’ils ont un club de rencontre de vingt (20) ou dix (10) jeunes, etc., ils ont mené des activités et les gens vont venir. Ce sont seulement les partis politiques qui organisent des activités qui peuvent trouver plus de cinquante (50) personnes aujourd’hui. Donc devant ce fait, dans un environnement dictatorial comme le nôtre, est-ce que l’objectif devrait être de détruire les partis politiques, s’attaquer aux leaders ?
Normalement on devrait travailler pour recréer d’autres cellules de résistance et renforcer celles qui sont là. Mais on a mal posé les enjeux et l’opinion croyait que le problème était un leader et un parti politique, en l’occurrence l’ANC ; c’est-à-dire qu’on a fait croire aux gens que ce sont les partis politiques qui sont le blocage ; or nous sommes dans un environnement dictatorial ou en face d’un système. Il faut voir tous les éléments qui nous imposent sa domination et celle-ci se fait par l’école, la religion, le pouvoir économique, les médias, la culture…Il y a tous ces éléments-là qui embrigadent l’esprit des gens. Mais on a dit que non, ce sont les partis politiques. Mais combien de personnes militent réellement dans les partis politiques au Togo ? Quelle est l’emprise des partis politiques dans notre société togolaise ? On n’a pas pris en compte tous ces éléments-là et on fait des débats à tort et à travers, ce qui a fait qu’indirectement, le système nous a emmenés à cette phase de résignation.
En analysant bien les choses, le système a compris une chose. Il sait qu’il ne peut plus réussir à s’attaquer aux partis politiques, mais qu’il peut, par une manière déguisée, pousser certaines personnes à s’attaquer aux partis politiques traditionnels qui, eux aussi, ont un problème. Quand un parti politique reste longtemps dans l’opposition, il y a une forme de laxisme qui naît. C’est-à-dire qu’il n’y a plus la vigueur que les gens avaient il y a 10-15 ans, ça diminue. Devant ces faits-là, qu’est-ce qu’il faut faire pour pouvoir renforcer les gens? Mais quand il y a la perte d’espoir chez certains jeunes, et au même moment, malgré leurs efforts d’antan, vous ne reconnaissez même pas un petit effort que les gens avaient fait et vous vous attaquez à eux, c’est la démobilisation totale. C’est ce que nous vivons actuellement. Et ça, déjà en 2017, l’église catholique nous avait avertis qu’au Togo, il y a une indifférence pathologique qui est en train de s’installer. Normalement de 2018 jusqu’aujourd’hui, nous devrions prendre en compte tous ces facteurs-là. Parce qu’on ne travaille pas pour renforcer l’indifférence pathologique, mais pour pouvoir emmener les gens à agir. Donc c’est la manière dont on a conduit la communication, l’opinion publique, qui donne aujourd’hui ce résultat d’inaction, de résignation que nous observons. Parce que ça n’a pas de sens que devant les problèmes socioéconomiques qui nous touchent directement, on voie cette inaction. Les gens vont vous dire : qu’est-ce qu’on peut faire ? Et au même moment, les gens dont les discours étaient basés sur la destruction des partis politiques, les partis politiques sont mauvais, ce sont encore eux qui demandent : où sont les partis politiques, où sont les leaders ? ».
Inaction générale des Togolais face aux mesures sociales impopulaires
« Sur le plan social, tout dépend de la manière dont il faut expliquer les choses aux gens. Sur le « Pétrolegate » par exemple, qu’est-ce qui s’est passé ? Sur un litre de carburant, combien les Togolais paient comme taxe et impôts ? Et quand on dit 500 milliards-là, qu’est-ce que ça signifie pour nous ? C’est la manière dont on mène la communication, la propagande autour de l’affaire qui va amener les gens à comprendre vraiment ce qui se passe.
J’ai l’impression que chez nous au Togo, on aime faire plus la propagande sur des sujets qui concernent les partis politiques, les leaders de partis que les sujets sociaux, c’est-à-dire la capacité à amener le citoyen à comprendre que sur certains problèmes, c’est lui qui doit réagir, il n’a pas besoin d’attendre un parti politique. Et les militants des partis politiques, dans leurs secteurs respectifs, doivent aussi, à travers leurs engagements, expliquer ces faits-là à leur entourage. Je pense que c’est la pédagogie citoyenne autour de cette affaire-là (« Pétrolegate », Ndlr) qui a manqué, qui manque jusqu’à maintenant. Et l’autre problème, c’est cette psychologie de l’opinion publique selon laquelle le problème, ce sont les partis politiques. Quand on dit que le problème, ce sont les partis politiques, les leaders traditionnels, pour le citoyen lambda, le « Pétrolegate » par exemple, ce n’est pas le problème ; pour lui, il faut se débarrasser des partis politiques et automatiquement, les choses iront mieux ; ou bien il y a un dieu quelque part qui va venir les aider. Je pense que c’est la manière dont l’opinion publique est fabriquée, qui fait qu’aujourd’hui, on a cette indifférence face à ces mesures sociales et impopulaires.
Il faut faire remarquer aussi que le système étudie beaucoup l’opinion publique. Il a compris qu’en ce moment, nous sommes dans une phase de division, de confusion totale ; donc c’est en ce moment-là qu’il doit profiter pour pouvoir prendre des mesures impopulaires et il sait que ça va passer. Quand j’ai commencé à étudier le système depuis 2010 jusqu’aujourd’hui, à chaque moment qu’il y a de la division, de la confusion dans l’opinion, c’est là qu’il choisit de prendre des mesures impopulaires ; et c’est le propre de tout système dictatorial. Donc il revient à nous, leaders d’opinion, de savoir ce qu’on veut faire et là où on veut aller. Le peuple, ce sont les mots que vous lui dites qui l’attirent, il se met debout et en tout moment agit pour sa liberté ; mais ça dépend de nous. Steeve Biko disait que « l’arme de l’oppresseur, c’est l’âme du peuple ». L’oppresseur sait que sa plus grande force, c’est sa capacité à instrumentaliser le mental, l’âme du peuple. Donc ils sont arrivés, d’une manière ou d’une autre, à réussir ça.
Aujourd’hui le peuple togolais ne croit plus à personne. Pour lui, quand tu parles, c’est pour ton ventre, toi aussi tu cherches ton intérêt, après tu vas être corrompu, etc. On a construit une opinion où les gens se basent sur les « obé » (on dit). On a fait croire aux gens que dans les autres pays, les leaders politiques sont des anges, des messies, etc. Or quand on prend par exemples le Burkina, la Tunisie, l’Egypte, le Soudan, il y a aussi des partis et leaders politiques là-bas et ces personnes ne sont pas différentes des nôtres, elles ne sont pas des anges, des hommes intègres. Même au Mali ici, on voit les leaders des partis politiques. Mais sur des questions qui concernent l’existence, le vécu quotidien commun, les gens savent que là, ce n’est plus une question de parti politique, mais il faut se mobiliser. C’est le débat-là qui doit nous concerner. C’est-à-dire comment on doit amener le religieux, le syndicaliste, les avocats, les médecins, tout le monde à voir qu’au moins sur les questions sociales-là, il va falloir expliquer aux uns et aux autres que c’est leur devoir, en tant que citoyens, de s’exprimer, d’agir ; et pour ça, on ne doit pas attendre un parti politique, ni un leader. Dans tous les pays, c’est ainsi. Par exemple en Colombie, malgré qu’il y ait la Covid-19, le gouvernement a voulu augmenter une taxe de fiscalité, ça a embrasé tout le pays, tout le monde est sorti. Ils disent qu’ils ne peuvent pas payer des taxes au moment où ils sont déjà atteints par la galère. Mais au Togo, ce n’est pas ça qui nous concerne ; mais notre discours favorite, c’est : les partis politiques sont ci, sont ça, ils sont mauvais, comme si on éliminait tous les responsables des partis pro-démocratie, automatiquement le système ne va plus arrêter, ni tuer ou bien instrumentaliser à travers la culture, les médias, etc.
Il faut voir les jeunes, la musique aujourd’hui. Quand on parle de l’indifférence totale, il faut étudier ce que les gens chantent dans leur musique aujourd’hui pour voir la manière dont le système est arrivé à détourner l’attention des jeunes de l’engagement citoyen et politique. Il faut voir nos médias, ce qu’on y diffuse. Donc tous ces éléments-là ont contribué à avoir cette forme de résignation que nous avons. C’est pour ça qu’il nous faut un travail véritable. Dans une lutte, les combattants de la liberté ont toujours eu leurs médias, qui sont des médias de propagande pour émanciper les mentalités, amener les gens à une conscience politique. Il faut se dire qu’il y a un véritable problème de conscience politique au Togo et beaucoup de leaders d’opinions ou de gens qui se disent militants pro-démocratie refusent de se former. On ne peut pas s’engager sans savoir comment la lutte a été menée dans les autres pays. On ne peut pas s’engager sans savoir ce que c’est que la psychologie humaine, la psychologie de la foule, sans comprendre les b.a.-ba des principes de lutte. Tous ces éléments rassemblés font qu’aujourd’hui, tout le monde parle à tort et à travers.
Aussi, les réseaux sociaux ont joué un rôle pervers chez nous. Les réseaux sociaux qui ont permis aux gens l’émancipation mentale, par manque de maturité politique, ont plutôt servi au Togo à enraciner davantage l’indifférence pathologique. Avec mon portable, je fais un audio et je n’imagine pas la manière dont cet audio mensonger fait le tour du Togo. On a une population qui n’a pas une maturité politique, qui ne se pose pas des questions, qu’on n’a pas éduquée à se poser des questions de façon à ce qu’elle-même puisse distinguer le vrai du faux (…) Les réseaux sociaux, au lieu de nous permettre de faire la mobilisation, ont aggravé la lutte à travers notre immaturité politique. Il nous revient à nous de tirer des leçons de tout ceci et de revoir notre communication. Quand on se dit qu’on veut le changement, quand on communique, l’objectif devrait être de créer la division, la confusion dans le rang de l’adversaire, et a contrario renforcer son rang (du peuple, Ndlr). On ne communique pas pour désorganiser son rang, démobiliser son rang. Donc quand j’envoie un message, je produis un discours et il ne peut pas permettre à un étudiant, à un mécanicien ou à une mère au marché de pouvoir s’indigner sur l’injustice sociale, l’arbitraire, là je suis en train de détruire la lutte ».