La pratique n’est pas développée au Togo, comme sous d’autres cieux ; mais elle n’est pas moins efficace dans le raffermissement des rapports entre les communautés ethniques d’un pays. Dans cette interview exclusive accordée au journal en ligne « Le Tabloïd », Dr Napo Mouncaïla Gnane, sociologue de la communication et enseignant-chercheur à l’Institut des sciences de l’information, de la communication et des arts (ISICA) à l’Université de Lomé, aborde le sujet des relations à plaisanterie et en vante les vertus. Le Maître de conférences (CAMES) et Expert consultant auprès d’organisations nationales et internationales encourage même leur promotion pour favoriser le vivre-ensemble, la cohésion sociale, la réconciliation…au Togo. Lire l’interview.
Les relations à plaisanterie ou parentés à plaisanterie, qu’est-ce que c’est au juste ?
Les relations ou parentés à plaisanterie, ou encore ce que d’autres appellent alliances ou cousins à plaisanterie, ce sont des pratiques très anciennes, remarquables en Afrique de l’ouest et centrale. Beaucoup d’analyses documentent ces faits et les rapportent à ces régions de l’Afrique. Ce sont des pratiques sociales qui s’exercent entre individus, groupes et communautés ethnolinguistiques pour promouvoir la fraternité, la solidarité, la convivialité ou l’humour.
Ces relations résultent parfois de pactes ancestraux ou naissent à l’issue de conflits ou de guerres qui auraient opposé des communautés et où on finit par sceller un pacte de non agressivité, de convivialité. Parfois c’est dans la quotidienneté, dans la vie de tous les jours, et des communautés qui vivent ensemble finissent pas fricoter, s’allier et des liens ou alliances à plaisanterie s’établissent.
Ces alliances ou parentés à plaisanterie se pratiquent dans des lieux publics, les champs, les bureaux, au marché, bref rythment le quotidien des individus, groupes ethniques ou communautés qui y sont impliqués et ça peut se remarquer à travers des blagues, provocations, railleries, injures à l’occasion de mariages, de baptêmes, de funérailles…Toutes les situations de la vie sociale sont à saisir pour manifester cette alliance à plaisanterie, mais tout ceci sur fond d’humour, de solidarité, de bienveillance…
Ces pratiques sont généralement nationales, c’est-à-dire lient des ethnies à l’intérieur d’un pays. Mais elles sont aussi transfrontalières ou internationales car mettant aux prises deux ethnies de pays voisins. Les origines sont parfois difficiles à retracer.
Quelles en sont les plus grandes qu’on connait en Afrique, de l’ouest notamment ?
Je n’ai pas la prétention de m’aventurer dans une sorte de classification exhaustive des relations à plaisanterie en Afrique de l’ouest, encore moins à l’échelle du continent tout entier. Mais on peut citer certains cas.
Au Niger, il y a ce genre de relations entre les Peuls et les Béris-Béris ou encore les Mawris…Au Burkina-Faso, il y a des relations Bissas/Sams, Bozos/ Dogons, Lobis/ Dioulas et Mossis/Samoghos. Au Sénégal on en trouve entre les Peuls et les Wolofs, au Mali entre les Dogons et les Bozos, au Tchad entre les Mboums et les Moudangs, etc. Il y a aussi des alliances à plaisanterie entre les Djermas (Niger) et les Dagombas (Ghana), les Kotokolis du Togo et les Gourmantchés du Burkina et du Ghana…
En existe-t-il au Togo aussi ?
Bien évidement. Ces relations à plaisanterie existent au Togo aussi entre les Tems et les Moba et sont généralement marquées par l’expression « wawa », ce qui veut dire esclave. Quand le Tem voit le Moba, il lui dit « wawa », et réciproquement. Les Tems traitent donc les Mobas de leurs esclaves, ceux-ci rétorquent et disent que ce sont plutôt les Tems qui sont leurs esclaves…
Ces parentés existent aussi entre les Tems et les Gourmantchés, les Bassars et les Tchambas. Souvent les Bassars considèrent les Tchambas comme leurs petits frères et les désignent par le terme « Ktchambikis », les Tchambas rétorquent qu’ils sont les plus grands, donc les « Btchamkplébis » et les Bassars plutôt leurs petits frères, entendu les « Ktchambikis ».
Ces genres de relations lient aussi les Bassars et les Mobas et tournent généralement autour de la viande de chien…Les deux se taquinent réciproquement comme les plus gros mangeurs de la viande de chien et qui gardent d’ailleurs la tête…
Quelle est l’importance de ces plaisanteries ?
En tant que pratiques institutionnalisées ou cristallisées rythmant le quotidien d’une communauté, elles ont une fonction sociale, permettent d’assener des vérités sans vexer, de rectifier ou corriger des erreurs de l’autre sans le mettre dans l’embarras, le railler sur son hygiène corporelle, son habillement, son alimentation…
Ces pratiques ont donc des vertus éducatives car permettant de relever les défauts de l’autre sans le vexer, sécuritaires car servant à prévenir un conflit et thérapeutiques parce que constituant une sorte de catharsis, créant la bonne ambiance. Elles permettent aussi parfois de rompre les barrières entre les classes d’âge, les hommes, les femmes, les générations (jeunes et vieux) sans discrimination aucune.
Les relations à plaisanterie consolident les liens de solidarité et raffermissent le bon vivre-ensemble. C’est un mécanisme qui est très efficace dans le règlement des conflits, permet de les domestiquer ou de revenir d’une situation conflictuelle à une situation de paix permanente. C’est un outil de réconciliation et de pacification qui favorise la cohésion et la stabilité des familles, des groupes ethniques et des communautés entières. Cette pratique favorise le dialogue intergénérationnel et interculturel.
Ces alliances ont parfois ou souvent une origine conflictuelle. A la base, c’est un conflit qui oppose les communautés, mais elles trouvent une entente et même scellent des pactes de sang. C’est généralement symbolique, ce qui fait que les générations suivantes s’entendent à ne plus entrer en conflit à travers ces railleries, ces pratiques empreintes de bonne humeur.
Dans le contexte sociopolitique togolais, doit-on cultiver ce genre de rapports ?
Absolument ! Si l’on s’en tient aux vertus que nous évoquions tantôt, il va de soi que ces pratiques soient encouragées voire institutionnalisées. Dans certains pays, ces alliances à plaisanterie sont en effet institutionnalisées en journée nationale pour les sceller davantage. Donc on peut raviver celles qui existent déjà et cela pourrait faire des émules.
Mieux encore, au regard des enjeux sécuritaires actuels – terrorisme, Ndlr – et pour parvenir à construire une véritable nation tout en pensant nos plaies issues des conflits épisodiques que nous avons connus soit en rapport avec des questions foncières, soit issus des tensions nées des jeux politiques ou même idéologiques, encourager ces pratiques participerait donc à pacifier davantage le pays, sceller les liens de fraternité et justement promouvoir le vivre-ensemble, la cohésion sociale, la réconciliation nationale….
Avez-vous quelques anecdotes sur l’utilité de ces relations à plaisanterie à raconter ?
J’ai été témoin en 2019 d’un accrochage à Lomé, né d’un accident de la circulation. Tout de suite les protagonistes sont descendus de leur engin et allaient en venir aux mains. Dans leur parler, l’un a identifié l’autre comme Tem, lui étant Moba, et lui dit : « Wawa, c’est toi qui as failli me créer ce problème ? ». L’autre aussi a rétorqué de la même façon et en quelques secondes, ils ont commencé par se taquiner. C’est ainsi que le problème a été réglé à l’amiable et ils n’avaient plus besoin de faire venir la Police.
Autre anecdote, en 2011 je me suis rendu à Dapaong pour un travail de terrain en tant que sociologue et j’ai voulu ramener certains produits à Lomé. Lors du marchandage, lorsque j’ai dit à la femme de revoir le prix, comme ça je lui ramènerais des têtes de chien, elle a tout de suite dit « Sangbangbane », ce qui veut dire mangeur de chien, comme le dit le Moba. C’est le mot de passe entre Bassars et Mobas. Entre Tems et Mobas, c’est « wawa »…Du coup la bonne ambiance est née et on a su rapidement trouver un terrain d’entente.
Je me souviens aussi, en 2005 j’étais allé dans la zone de Tchamba pour un précédent travail de terrain où je devrais réaliser un focus group, dans le cadre d’une enquête dans le domaine de la santé. D’entrée je me suis présenté comme Bassar et on a pris quelques minutes pour se railler un peu, se taquiner et cela a mis la bonne ambiance et m’a facilité le travail.